Extrait de ma présentation :

AOÛT 2011 – MYRON'S PUB

Installée à une table du fond de la pièce, un bouquin en mains, une tasse de café devant moi, je profitai de ma pause déjeuner pour m'accorder un moment de répi. Ces derniers jours n'avaient pas réellement été de tout repos. La tempête qui avait sévi sur Larissa avait fait de nombreux dégâts. Situé dans la partie Nord de la ville, mon cabinet n'avait pas tenu face aux rafales de vent, et à la crue, et de nombreuses réparations avaient été nécessaires pour remettre le lieu en l'état. Si à ce jour, les travaux commençaient à prendre fin, on pouvait presque en dire autant de mon rythme de travail. Depuis la tempête, depuis la destruction du cabinet, j'avais perdu de nombreux clients dont je n'avais pas pu m'occuper puisqu'ils nécessitaient, pour la plupart, des soins constants que j'avais été incapable de prendre en charge sans le moindre local. Maintenant que les travaux se terminaient, j'avais espoir que les clients reviennent. Même si ces derniers ne se bousculaient pas, je gardais espoir. Ca n'était qu'une question de temps, avant que les appels ne retentissent et que les affaires reprennent leur cours. Cela faisait plus de cinq ans à présent que j'avais ouvert mon cabinet de kinésithérapie, un cabinet qui, sans la moindre prétention, avait plutôt bien fonctionné, jusqu'à présent.

Ma réussite, j'en étais certaine, en avait surpris plus d'un, à Larissa. Beaucoup m'avaient ri au nez, quelques années plus tôt, lorsqu'ils avaient appris que je comptais ouvrir ma propre affaire. Les remarques – blessantes, parfois – avaient fusées, lorsque la rumeur s'était répandue. La plupart des habitants de la ville ne m'avaient pas crue à la hauteur d'une telle entreprise : beaucoup s'étaient imaginés que je ne saurais pas mener à bien mon projet. Pas parce que j'étais une femme, ou parce que je n'avais que peu d'expérience, mais surtout parce que j'étais différente. Aveugle. Oui, beaucoup s'étaient moqués de moi, et n'avaient pas cru que j'en viendrais un jour à réussir. Tous avaient vu ma cécité comme un handicap, mais elle s'était surtout révélée être une force. Un moteur qui, encore aujourd'hui, me poussait à me battre, pour pouvoir vivre une vie 'normale'.

La sonnerie de mon téléphone portable retentit, une sonnerie particulière. Celle que j'avais attribuée à tous les appels transférés depuis le cabinet. Cherchant le mobile dans ma poche, je décrochai en quelques secondes.

« Cabinet de Chris Breis, j'écoute. »
« Bonjour mademoiselle je... » La personne au bout du fil était un homme, et au ton de sa voix, je devinai qu'il était visiblement mal à l'aise. Hésitant quelques secondes, il reprit. « J'aimerai parler à Monsieur Breis, s'il vous plait. »

J'esquissai un léger sourire. Beaucoup de personnes, qui ne me connaissaient que de nom, s'imaginaient que j'étais un homme. Parce qu'à ma naissance, mes parents, qui avaient voulu garder la surprise jusqu'à ma naissance, m'avaient justement attribué un prénom d'homme, en étant persuadé qu'ils auraient un fils. Ne prêtant pas attention à la mégarde de l'homme à l'autre bout du fil, je me contentai de demander :

« C'est pour quoi ? »
« Je... J'ai de la rééducation à faire, suite à une sorte... d'accident et je voulais savoir si M. Breis pouvait s'en occuper. »
« Passez demain matin au cabinet, et Chris s'occupera de vous. Disons... 9h, ça vous va ? »
« C'est... c'est parfait. Merci mademoiselle... A demain. »


LE LENDEMAIN – CABINET C. BREIS

Le son de la clochette à la porte d'entrée retentit, m'indiquant que mon premier client était arrivé. Installée derrière le grand bureau qui faisait office de Standard, j'entendis la voix de l'homme – celui-là même qui m'avait appelé la veille – m'interpeller :

« Bonjour, mademoiselle. »

Je tournai instinctivement ma tête dans la direction de sa voix. Je lui adressai un sourire, avant de le saluer à mon tour.

« On s'est parlés hier au téléphone. J'ai rendez-vous avec M. Breis à 9h. »

Je hochai la tête, comme pour lui signifier que je m'en souvenais. Cependant, il me semblait important de lui signifier une chose :

« Il n'y a pas de M. Breis. » soufflai-je, dans un premier temps, avant de me lever, et de tendre la main dans ce qui me semblait être sa direction. « Je m'appelle Christyn. Christyn Breis. C'est moi que vous avez eue au téléphone, et je suis celle qui se chargera de votre rééducation. »

Sa main s'empara de la mienne, la serrant et la secouant vigoureusement, tandis qu'il se confondait déjà en excuses :

« Oh je... Je suis désolé, je ne voulais pas... »

Je secouai la tête, comme pour lui signifier que ça n'était pas grave. Ca n'était pas la première fois que l'on se méprenait sur mon identité. Je ne lui en tenais pas rigueur.

« Y'a pas de mal. Vous n'êtes pas le premier à vous méprendre. », soufflai-je, pour le rassurer, tandis que j'enchainai rapidement. « Et vous, vous êtes ? »
« Damian. Damian Lazaridis. »
« Et, pourquoi venez-vous, Monsieur O'Leary ? »
« C'est pas évident ? » demanda-t-il, cynique, avant de reprendre. « J'aimerai me débarrasser de ces béquilles. Je suis policier et j'aimerai retrouver l'usage définitif de mes jambes le plus rapidement possible pour pouvoir reprendre du service. »
« Je vois. Ce que je vous propose, c'est qu'on commence par une première séance au cours de laquelle je vais vous examiner, et vous faire faire divers exercices. A la fin de la séance, on mettra en place un programme de rééducation que vous suivrez, et qui devrait vous aider à vous remettre sur pieds. Ca vous va ? »

Il ne répondit pas à ma question, et j'en déduis qu'il devait certainement hocher la tête.

« Bon alors... Damian... - Vous permettez que je vous appelle Damian ? - vous pouvez aller vous installer. J'arrive dans une seconde. »

Là encore, il ne répondit rien. Je l'entendis partir, d'une démarche visiblement lente et difficile, s'installer dans la pièce juste à côté. Cherchant ma canne blanche à tâtons, je me saisis de celle-ci pour le rejoindre dans la salle de soin dans laquelle il m'attendait.


FIN AOÛT 2011 – CABINET C. BREIS

Cela faisait plusieurs semaines désormais que j'avais pris en charge la rééducation de Damian. Au fil des semaines, un lien particulier s'était tissé entre nous. J'avais appris à le connaître au fil de nos séances. Derrière son cynisme, ses remarques qui se voulaient parfois un peu cassantes, j'avais découvert un homme droit, aimant, et surtout blessé par la situation. Oui, Damian n'était pas ce genre d'hommes à rester les bras croisés, et son inactivité le rendait fou. Je le savais.

« On devrait arrêter ces séances. », me lança-t-il un jour, l'air visiblement agacé après qu'il n'ait pas réussi à faire un mouvement que je lui demandais.
« Pourquoi ? » demandai-je, sans même prendre la peine de relever la tête en direction de sa voix.
« Parce que ça ne sert à rien, voilà pourquoi ! », lança-t-il, en me repoussant légèrement. Je posai mes mains sur la table de soin, en guise de repère. J'entendis du bruit, il se rhabillait.
« Damian, s'il-vous plait... »
« Il n'y a pas de s'il-vous plait qui tienne, Chris. J'en ai assez de venir ici trois fois par semaines pour rien. J'en ai assez de perdre mon temps. »

Perdre son temps ? Il pensait réellement perdre son temps avec moi ? Je secouai la tête agacée.

« Il faut vous concentrer sur vos progrès, et pas sur vos échecs. »
« Mes progrès ? QUELS PROGRES ?! » s'emporta-t-il, me faisant sursauter. Un long silence suivit son emportement, et je l'entendis soupirer après un instant. « Je suis désolé. Je ne voulais pas m'emporter. »

Je l'entendis se réinstaller sur la table de soin. Gardant mes mains sur celle-ci, je marchai, à tâtons, jusqu'à lui. Lorsque j'arrivai à sa hauteur, je relevai la tête dans sa direction.

« Vous ne pouvez pas cesser de vous battre maintenant. Pas après tous les efforts que vous avez fournis. Vous êtes sur la voie de la guérison. Bientôt, vous retrouverez l'usage complet de vos jambes. C'est pas le moment de flancher. »

Il soupira, et je posai ma main sur la sienne, en guise de réconfort.

« J'ai plus la force de me battre. Je ne suis même pas certain de pouvoir réintégrer mon équipe un jour... C'est comme si... Comme si j'étais condamné à rester un infirme toute ma vie ! »

Je me pinçai les lèvres, à ses mots. Des mots qui, bien entendu, ne me plaisaient pas. Il ne savait pas ce que c'était, que d'être réellement « infirme » que de perdre l'usage d'un de ses organes, et de devoir vivre avec ça. Une part de moi lui en voulait pour ses mots. Même si, dans le fond, je savais qu'il ne les avait prononcés que parce qu'il était blessé, et désespéré.

« Vous retrouverez l'usage de vos jambes, Damian. Peut-être pas à 100%, je le reconnais. Mais vous remarcherez un jour. C'est le plus important, non ? »
« A quoi ça me servirait, si je ne pourrais plus travailler, hein ? J'ai pas envie de devenir un gratte-papiers. J'ai pas envie d'être inutile. »
« Les gens handicapés ne sont pas inutiles. », me permis-je de lui faire remarquer, tout en tentant de garder mon calme. « Vous avez deux solution : vous apitoyer sur votre sort et subir les conséquences de ce qui s'est passé toute votre vie, ou vous battre, et reprendre le contrôle de celle-ci. Cessez de jouer les victimes, il est temps de vous réveiller. »

Sans un mot de plus, je tendis mon bras gauche en arrière, à la recherche de ma canne. Lorsque je retrouvai celle-ci, je m'éloignai de lui, prenant la direction de la sortie.

« Où vous allez ? », demanda-t-il, après un instant.
« Prendre l'air. La séance est terminée. » rétorquai-je, avant de quitter la pièce et le cabinet pour aller m'installer sur un banc à l'extérieur.

Les minutes s'écoulèrent, silencieuses. Des minutes pendant lesquelles j'essayais de réfléchir aux paroles de Damian. Pourquoi réagissait-il comme la plupart des gens, comme tous ceux qui pensaient que les personnes malades ou handicapées étaient différentes des autres ? Je l'avais cru différent. Spécial. J'avais cru que je pourrais lui faire confiance, qu'il pourrait certainement me comprendre, mieux que quiconque. Je réalisai que je m'étais trompée, qu'il était comme tous les autres, plein de préjugés, et fermé d'esprit. Et quelque part, ça me faisait mal. Tandis que j'accusais le coup, je l'entendis quitter le cabinet pour me rejoindre lentement. Prenant place à mes côtés, sur le banc, il souffla :

« Je suis désolé. »
« Non. Vous ne l'êtes pas. Vous êtes comme tous les autres, comme toutes ces personnes qui, sous prétexte qu'elles sont « normales » se croient supérieures aux autres. Ne soyez pas désolé pour vous sentir supérieur à moi, c'est dans votre nature. »

« Je... Je ne me sens pas supérieur. Chris, je ne voulais pas vous donner cette impression. Vraiment, je suis désolé. Je n'ai jamais voulu vous blesser. »
« Vous ne m'avez pas blessée, vous m'avez déçue. »

Ma remarque, au moins, lui fit fermer son clapet. Un silence s'installa, silence que je brisai après un instant :

« Je comprends que vous soyez révolté, que vous ayez l'impression que votre vie vous échappe, que vous n'avez plus aucun contrôle sur celle-ci. Croyez moi, je sais ce que vous ressentez. Vous croyez que je suis née comme ça ? Que j'ai toujours vécu dans le noir ? J'étais comme tous les autres, avant. J'ai perdu la vue quand j'avais 8 ans. Moi aussi, j'ai été révoltée. Moi aussi, j'ai été terrifiée, effrayée par le noir. Mais j'ai su me relever, et avancer dans la pénombre. Vous saurez vous relever aussi Damian. Mais pour cela, il faut que vous vous battiez. Je ne peux pas me battre pour vous. Je ne peux pas livrer cette bataille seule. Ca n'est pas mon combat, mais le vôtre. »

Là encore, il ne trouva rien à redire. Je songeai un instant qu'il allait partir, qu'il allait baisser les bras, me reprocher de le juger si facilement. Il n'en fit rien. Au lieu de ça, je sentis ses lèvres se poser délicatement sur ma joue, avant qu'il ne souffle un léger :

« Merci. »


SEPTEMBRE 2011 – CABINET C. BREIS

« Jamais j'aurais pu faire ça sans toi. » souffla Damian, dans un sourire que j'entendais rien qu'au son de sa voix. Je souris légèrement, avant de lui expliquer que je n'avais fait que mon job.
« Je n'ai fait que mon travail. »
« Non. » me reprit-il, la voix tremblante. « J'aurais jamais eu le courage d'affronter tout ça si tu n'avais pas été là. »

Par « tout ça », je savais pertinemment ce à quoi il faisait référence. Pas seulement à son accident, mais aussi à son divorce. Un divorce que lui avait annoncé Rowan quelques semaines plus tôt, et qu'il avait eu du mal à accepter. Parce que, malgré tout ce qu'il avait eu beau me dire, malgré tout ce qu'il avait pu m'assurer quant aux difficultés qu'avait dû traverser son couple quelques mois plus tôt, je savais qu'il aurait aimé que Rowan le soutienne jusqu'au bout dans son combat. Parce qu'elle avait été sa femme, et qu'elle aurait dû être là. Ce divorce avait été un nouveau coup dur pour lui. Un coup dur pendant lequel je l'avais soutenu, coûte que coûte. Parce qu'il avait su réveiller quelque chose en moi, depuis le premier jour ou presque. Quelque chose que je n'aurais su nommer, un sentiment plus fort qu'une simple amitié, mais que je me refusais à reconnaître comme de l'amour. Parce que, quoi qu'il arrive, Damian était encore marié, et je savais qu'il était, par conséquent, inaccessible. Sans que je n'ai eu le temps de répondre quoi que ce soit, je sentis ses mains se poser sur ma taille, et son souffle chaud se glisser dans mon cou. Je frissonnais, posant instinctivement mes mains sur les siennes. Son souffle remonta, lentement, jusqu'à ma mâchoire, puis mes lèvres, desquelles il s'empara finalement, pour un baiser passionné, fiévreux. Je répondis à son baiser sans réfléchir, passant mes mains autour de son cou pour rapprocher mon corps du sien. Il sourit contre mes lèvres et, tandis que ses mains se glissaient sous mon top, je le repoussais doucement, à contre coeur.

« On ne peut pas faire ça. » soufflai-je, tandis qu'il poussa un soupir, comme pour confirmer mes dire. Un silence s'installa, silence qui se voulait gêné. Tandis que je reprenais mon souffle, je le sentis une nouvelle fois coller son corps au mien, avant qu'il ne dépose un baiser sur mon front.

« On se revoit mardi. » lança-t-il alors, comme si rien ne s'était passé, avant de quitter la pièce, me laissant seule dans celle-ci.