JANVIER 1999 - MAISON FAMILIALE DES BREIS - X est âgé de 7 ans, Chris 14 ans

« Qu'est-ce que tu faiiiis ? »

La voix de X résonna dans mes oreilles. J'entendis ses petits pas s'approcher de moi, et jeter un coup d'oeil à ma machine à écrire qu'il inspecta quelques instants.

« J'écris une lettre. », lui expliquai-je, en reprenant ma phrase où je l'avais laissée.

Gardant le silence quelques instants, et m'observant taper mes quelques mots, il reprit bien vite la parole :

« Chris ? Tu m'as jamais dit comment tu faisais pour lire, ou pour écrire. Tu peux pas voir, comment tu peux savoir ce qu'il y a d'écrit ? »

Un sourire se dessina sur mes lèvres, avant que je ne lui explique :

« Regarde le papier. Touche le. Tu sens, ces petites bosses ? Ce sont des lettres. C'est comme ça que je peux lire. En touchant le papier. »
« C'est dur ? »
« Non, pas du tout ! C'est même très simple. J'ai juste eu à apprendre, comme tu as appris à lire en Septembre... »
« Et moi, tu crois que je pourrais faire ça ? Lire comme toi, même si je vois ? Je pourrais t'écrire comme ça ! »
« Il te suffit d'apprendre le braille. »

Je l'entendis prendre une inspiration pour reprendre la parole et, devinant déjà la question qui allait franchir ses lèvres, je lui expliquai, avant même qu'il n'ait eu à la formuler :

« Le braille, c'est l'alphabet pour les gens aveugles. Dès que tu le connais, tu sais lire et écrire comme nous. »
« Génial. Tu m'apprends ? », demanda-t-il, avec un enthousiasme que je ne m'apprêtais pas à entendre de sa part.

En dehors de mes parents, jamais personne n'avait voulu apprendre le braille. Parce que, pour les gens normaux, il était inutile de faire cet effort pour moi. Quand bien même je recevais du courrier, même administratif, (venant du lycée, par exemple) celui-ci était toujours écrit normalement. Et c'était aux gens voyants, comme mes parents, de me les lire à voix haute. Si cela pouvait sembler anodin, le fait que X s'intéresse à ce monde, à mon monde, me touchait beaucoup. Nous avions beau être très proches tous les deux, je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse s'intéresser à ce point à ce qui faisait mon quotidien, ni même qu'il fasse un tel effort pour pouvoir m'écrire.

« Viens par là. », soufflai-je alors, en lui faisant signe de s'approcher un peu plus, tandis que j'abandonnais la rédaction de ma lettre. « Installe-toi », repris-je, en lui faisant une place sur mes genoux. « Ferme les yeux. Tu sens, ce point ? C'est le A. »
« Le A. » répéta-t-il en touchant le papier.
« Et ça... » repris-je en dirigeant ses doigts sur un B, « c'est un B. »
« Un B. », répéta-t-il de nouveau, l'air extrêmement concentré...

JUIN 2002 - MAISON FAMILIALE DES BRYCE - X est âgé de 10 ans, Chris de 17 ans

C'était censé être un des moments les plus importants de ma vie. J'étais censée être une femme, être heureuse, amoureuse, et au lieu de ça, je me retrouvais allongée sur mon lit à pleurer toutes les larmes de mon corps. Ce dernier se voyait secoué par mes sanglots tandis que je me remémorais les évènements de la veille, et que j'entendais encore les mots de Liam résonner dans mon esprit :

« C'est fini », m'avait-il dit, après que je me sois donnée à lui, après que je lui ai accordé ce que ma mère avait, pendant des années, qualifié de « chose la plus précieuse que je pouvais offrir à homme ». Souvent, elle m'avait raconté sa première fois, m'avait dit que c'était un moment magique dont je me souviendrais toute ma vie. La réalité était toute autre, et elle faisait mal. Affreusement mal. Entre deux reniflements, j'entendis une voix hésitante s'élever dans ma chambre :

« Qu'est-ce qui ne va pas ? »

C'était X. Au son de sa voix, je devinais son inquiétude, et son malaise. Il était jeune, et ne comprendrait certainement pas. A son âge, de toute façon, il ignorait encore certainement ce qu'était le sexe. Je passai une main tremblante sur mon visage pour en chasser mes quelques larmes, tandis que d'autres venaient déjà inonder mes joues. Rapidement, je sentis ses bras m'entourer, tandis qu'il me serrait contre lui.

« C'est à cause de Liam ? Parce qu'il est parti ? » demanda-t-il, tandis que je hochai légèrement la tête en guise de réponse. « Il va revenir, Chris. »

D'ordinaire, une telle innocence m'aurait peut-être fait sourire. Mais cette fois-ci, elle ne fit qu'accentuer mes sanglots.

« Il ne reviendra pas. Il m'a quittée. » expliquai-je, sans être certaine que X comprendrait.

A son âge, les histoires de coeur s'arrêtaient à quelques baisers échangés dans la cour de récréation. A mon âge, en revanche, chaque histoire avait une importance capitale, et je me retrouvais bien malgré moi à chercher, dans chacun de mes petits amis, l'homme idéal, avec un grand H, celui qui saurait m'aimer, me combler, et qui sait, peut-être passer le reste de sa vie à mes côtés, sans jamais se soucier de ma cécité. Je réalisai à cet instant que j'étais bien naïve, et que de telles situations n'arrivaient que dans la fiction. Dans la vraie vie, les choses étaient différentes. Dans la vraie vie, aimer pouvait faire mal. Très mal. Et j'aurais donné n'importe quoi à cet instant pour ne pas avoir à réaliser ça, pour pouvoir vivre dans mon rêve encore quelque temps, ne serait-ce que pour préserver mon coeur de la souffrance qu'il devait supporter à cet instant.

« Pourquoi ? »
« Parce que je suis aveugle. » C'était dur de le reconnaître, et pourtant, c'était la stricte vérité. Mon handicap effrayait bien souvent les gens qui m'entouraient. Visiblement, mes petits amis n'échappaient pas à la règle.
« Il est idiot. Moi je t'aime, même si t'es aveugle. », souffla X, tandis qu'il replaçait une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. « Tu en retrouveras un autre, et bien plus beau ! »

La beauté de Liam m'avait échappée. Parce que la beauté – physique – de chaque être m'échappait bien souvent. Tout ce que je pouvais voir, c'était l'âme de ceux à qui je m'adressais. Seuls ceux qui m'autorisaient à les toucher pour m'imaginer leurs visages avaient, dans mon esprit, une image assez réaliste de ce qu'ils étaient. Pour les autres, je m'imaginais bien souvent, à leur voix, à leur façon de s'exprimer, l'allure qu'ils pouvaient avoir. Liam m'avait semblé beau. Intérieurement du moins. Je réalisai à cet instant que je m'étais trompée.

« Tu veux que papa lui refasse le portrait ? », enchaina X, ce qui me fit légèrement sourire.
« Inutile. » expliquai-je, en secouant la tête. « Ne t'en fais pas. Ca va aller. » lui assurai-je, pour le rassurer. Parce que j'étais bien consciente que X ne m'avait jamais vue dans cet état, qu'il ne m'avait jamais vue pleurer, et que toute cette situation devait s'avérer très déroutante pour lui.

Bien vite, il m'embrassa sur la joue, pour me réconforter. Nous gardâmes le silence un bon moment, silence qu'il rompit, lorsqu'il me souffla, comme dans une promesse :

« Tu n'auras plus jamais mal comme ça, Chris. »

C'était le début, pour lui, d'une nouvelle étape de sa vie. Une étape au cours de laquelle il endosserait non plus le rôle de protégé, mais celui de protecteur. Un protecteur qui garderait un oeil sur chacune de mes relations amoureuses, pour s'assurer qu'aucun autre homme ne viendrait à me blesser de la sorte.

MARS 2008 - CABINET C. BREIS (en construction) - X est âgé de 16 ans, Chris de 23 ans

« Un peu plus à droite... Stop ! Revenez sur la gauche... C'est parfait ! On ne touche plus à rien ! »

L'air extrêmement sérieux, X supervisait les finitions de la décoration de ce qui serait mon cabinet de kinésithérapie. Debout à ses côtés, ma main dans la sienne, je lui demandai, impatiente :

« Alors, c'est comment ? »

Il prit un instant de réflexion, observant une dernière fois les lieux, regardant à gauche, à droite, avant de se tourner vers moi, pour me dire finalement :

« C'est magnifique, Chris. Si tu pouvais voir ça ! Les gens vont se bousculer pour que tu t'occupes d'eux. Et ils vont vouloir rester ici tellement c'est beau ! » lança-t-il, en blaguant, tandis que je levai les yeux au ciel. « Et cet ordinateur ! Il est magnifique ! »

« Un ordinateur ne me servira à rien », lui fis-je remarquer. Cet appareil, c'était lui qui m'avait forcé à l'acheter et ce, malgré mes réticences. A présent, je me retrouvais avec un objet que je ne savais pas du tout maitriser et que je ne pourrais certainement jamais maitriser.

« Tu rigoles ? J'me suis renseigné sur internet. Tu savais que des tas de gens malvoyants utilisent des ordinateurs ? Avec le bon matériel, tu pourrais facilement... » Je secouai une nouvelle fois la tête, pour montrer mon désaccord. Il soupira franchement, avant de me demander, « Pourquoi tu ne veux pas essayer, hein ? »
« Parce que ce n'est pas fait pour moi. Les ordinateurs ne sont pas faits pour les gens comme moi, X. »
« C'est ce que tu disais pour le saut à l'élastique, et tu as adoré ça ! », me fit-il remarquer, me rappelant au passage ce saut que nous avions effectué ensemble, quelques mois plus tôt, pour son anniversaire. « Tu verras, tu vas adorer l'ordinateur. »
« Je ne m'en servirai pas. » campai-je sur mes positions, tandis qu'il poussait un nouveau soupir.
« C'est du gâchis. Cet ordinateur est de la toute dernière génération ! Un vrai bijou. Ne pas l'utiliser, c'est un crime contre l'humanité ! »
« C'est bien pour cette raison que je te le laisse. Tu n'as qu'à le prendre, et le ramener à la maison. »
« T'es sérieuse ? » me demanda-t-il, incrédule, comme si je venais de lui offrir le cadeau le plus précieux au monde.
« On ne peut plus sérieuse. Je te le laisse. Il ne me sera d'aucune utilité. Toi, en revanche, tu lorgnes dessus depuis qu'on a fait les magasins alors... emporte le. »
« J'peux pas, c'est trop. Papa et maman ne me laisseront jamais- »
« Je leur dirai que je t'en ai fait cadeau. Tu l'as mérité. Sans toi, ce cabinet ne se serait jamais ouvert. Sans toi, j'aurais jamais eu la force de prendre mon envol. Prends le, et considère le comme un gage de ma reconnaissance. »

Il ne répondit rien, et je sentis rapidement ses lèvres se poser sur ma joue.

« Merci. » souffla-t-il, en me serrant contre lui.
« Merci à toi. Sans toi, j'aurais jamais pu arriver jusque là. »

Et c'était vrai. Sans X, jamais je n'aurais eu la force de me battre pour conserver cette vie normale qui me tenait tant à coeur, à ce jour, et qui me permettait de prouver à quiconque que, même avec un handicap, je pouvais faire tout ce que je voulais – à l'exception, peut-être, d'utiliser un ordinateur.